quoiqu'on en dira, quoiqu'on pourra bien en penser, on finit toujours par s'habituer à l'absence. le manque, ça se comble, ça s'oublie, parfois, mais le jour où il revient, putain, il déchire. le jour j. un an que ton frère est parti, qu'il a déguerpi. mais ça y est, c'est fini. tu te réveilles le sourire aux lèvres, et il ne te quitte pas, même quand tu découvres qu'un des mecs de la coloc a oublié de rabaisser la lunette des toilettes. tu te contentes de lever les yeux au ciel, en souriant. tu te prépares, en songeant à quel point il s'est passé des choses, en un an, en espérant que votre complicité sera toujours là et en réalisant, qu'en fait, tu n'en doutes pas. direction la gare, et tu te tiens, parmi tous ces gens, petite silhouette cachée, mais tout de suite, tu repères cette tête et les souvenirs reviennent. et là, tu réalises à quel point t'as eu mal, chaque jour, à quel point t'as ressenti son absence, à quel point ce sourire, est irremplaçable. et tu cours, oubliant les gens autour, pour te rapprocher, pour réduire la distance et rattraper le temps, et le serrer fort, très fort avec tes petits bras. putain, tu m'as manqué tu sais ? dis-tu dans un souffle. tu l'attrapes par la main pour vous éloigner de tous ces gens qui se retrouvent, et pour savourer la bonheur de la fratrie réunie. t'as tant de questions, tant de réponses. tu te demandes ce qu'il va se passer, maintenant ? après ? avec les parents ? à quel point ta vie va changer. à quel point basile va tout chambouler. viens, on va se poser pour boire un coup ! tu l'attires alors vers un petit café, pleine d'euphorie et d'envie, de tout savoir et de tout raconter.

et face à ce regard qui te transperce, qui perce tous les mystères de ta vie, tu te sens vulnérable, redevenue fillette, devenue muette. basile t'observe, de la tête au pied, et tu te sens comme mise à nue, comme s'il pouvait lire en toi aussi simplement que s'il avait été toi. il te connait par coeur, et c'est bien ça qui te fait peur. parce que t'as changé, sûrement que pour n'importe qui ce serait indécelable, mais pas pour lui. toi aussi, tu peux pas imaginer et tu te dandines sous son geste, lui tire la langue et ne demande pas ton reste. tu le guides vers une table libre, prends une chaise et attends l'interrogatoire. que dire ? par où commencer ? allez, dis moi tout, sur tout le monde. ça va toi ? les autres ? s'il savait. mais comment l'annoncer ? en un mot, un nom plutôt, alban. ça va le bouleverser. alors t'évites, tu t'écartes du sujet, tout dire, mais pas ça. j'ai décidé de prendre une coloc, pour l'instant ça se passe bien, même si tu sais bien que j'aime pas partager la salle de bain. et les mots coulent, comme s'ils avaient été écrit à l'avance, parler avec basile c'est comme parler avec soi-même, ou avec sa moitié, c'est facile. trop facile. c'est alban qui m'a suggéré de faire ça. et voilà, ça t'a échappé. tu te sens tellement à l'aise avec ton frère, que c'est comme si le filtre "à ne pas dire" avait été désactivé. tu te rattrapes, vite, en changeant de sujet. p'pa et m'man vont bien, je passe les voir une fois par mois environ. et j'ai trouvé un boulot, tu sais, au théâtre, c'est plutôt cool. tu parles vite, pour mettre de la distance avec le mot le plus vite possible, pour le noyer dans le flot. tu joues avec tes mains sous la table, tes doigts s'entrelacent et s'entrechoquent. quand le serveur arrive, tu commandes un chocolat chaud. et la conversation repart. tu vas faire quoi toi maintenant ? tactique numéro une : changer de sujet. tactique numéro deux : poser des questions.
tactique numéro 3 : parler des sujets qui fâchent.

c'est irréel, de le voir là, assis en face de toi. t'as l'impression que si tu clignes des yeux un peu trop longtemps, il ne sera plus là. déjà reparti, dans une autre ville, à la recherche de nouvelles aventures. sans toi. alors tu clignes, une fois, deux fois, trois fois, mais son petit sourire en coin est toujours là. et le tien s'en va, quand il mentionne alban. oh. oh. alerte, il y a comme une sonnette qui se déclenche dans ta tête, c'est le mot interdit, mais il l'a prononcé. et toi, tu peux pas t'en empêcher, il se faufile entre tes lèvres aussi, et malgré toi, à son évocation, tu souris. alban ? il va super bien, il est en coloc aussi, tu verrais sa chambre c'est toujours le bordel. là, c'est carrément l'alarme incendie qui se déclenche, tsunami en approche, séismes sur tes émotions. quelle idée t'a pris de parler de sa chambre ? dans le genre endroit intime, c'est-à-dire, que t'es pas censée connaître, vite, tu te mets une claque mentalement et tu te reprends. et sinon au théâtre, je vends les tickets, je renseigne les gens, parfois j'ai même le droit d'assister à quelques pièces ! tu montres un peu trop d'enthousiasme, parce qu'au fond, tu le sais bien, t'as jamais été une grande passionnée de théâtre -comme le démontre tes talents de comédienne. ton truc, c'est plutôt les films et les séries. t'enclenches sur lui. baraa ? c'est qui ? ta petite amie ? clin d'oeil à l'appui, s'il avait une copine tu le saurais, pas vrai ? il te l'aurait dit, même par téléphone, même par sms, tu te serais pas vexée d'avoir la nouvelle ainsi, alors dans tous les cas, tu l'aurais su nan ?

quand vos boissons arrivent, tu attrapes ton chocolat et tu te brûles. quelle idée de prendre ça par ce temps ? comme s'il ne faisait pas déjà assez chaud. et puis la chaleur monte, comme le rouge à tes joues, lorsque basile te demande si t'as beaucoup de nouvelles d'alban. ton cerveau ne fait qu'un tour, tes pensées se déplacent à la vitesse de la lumière, vite, que répondre ? oui ? non ? hmmm oui, enfin plus trop là, ça fait un moment, il est pas mal occupé je crois allez lancement de la tactique numéro 3 : les sujets qui fâchent. dernier espoir de changement de conversation et d'oubli d'alban. le week-end prochain je vais voir les parents, tu viendrais avec moi ? t'es vilaine lou, d'attaquer là où ça fait mal, juste pour te sortir d'une mauvaise situation. tu mérites qu'on te tape sur les doigts, mais au fond, c'est pas vraiment des mensonges. ça leur ferait vraiment plaisir de revoir leur fils, ça fait tellement longtemps que la famille n'a pas été réunie, que tu te souviens même plus la dernière fois que c'était. je vois pas de quoi tu parles dis-tu avec un sourire en coin. il te connait bien décidement, trop bien. et toi, tu le connais plutôt mal, manifestement. oups. c'est pas encore la bonne. non je m'en rappelle pas, mais peut-être que si je la voyais.. tu me la présenteras au pire ? ton rêve, c'est que basile se trouve une nana. mais pas n'importe laquelle, tu ferais attention à ce qu'elle respecte certains critères, il faudrait que vous vous entendiez bien déjà. mais pas sûr que ton frère en ait quelque chose à faire de ton avis, au fond. et puis le jour où il décidera de t'en présenter une, c'est qu'il sera suffisamment sûr de lui pour qu'elle te plaise.

Spoiler:

tu sens que t'as touché la corde sensible, merde alors. un an après, et ce n'est toujours pas du passé ? qu'il est rancunier celui-là, ça pourrait presque annuler toutes ses qualités. il fuit ton regard et tu attends sa réponse impatiemment. il sait pas. putain, est-ce qu'un jour les mecs sauront quelque chose ? "je sais pas", "c'est comme ça", "on verra", ce sont leurs phrases préférées. basile est bien un mec, à n'en pas douter. dans ces trois petits mots, le peu d'espoir que tu te faisais retombe, d'un coup. ça fait un an basile, vous pourriez faire des efforts chacun c'est plus des gamins quand même, si ? toi, la plus petite de la famille et la plus mature, quelle ironie. tu soupires et tes épaules tombent, tu ne caches pas ta déception. même si t'insistes, au fond tu sais bien que c'est une cause perdue. trop de fierté. ou pas assez de courage ? lorsque basile te dit qu'il te présentera sa chérie, ton coeur fait un bond et tes yeux se mettent à briller, de nouveau plein d'espoir. c'est vrai ? son prénom ? et puis, ascenseur émotionnel, retour à la réalité, il s'est bien foutu de ta gueule. pff t'es con ! tu sais quoi ? j'ai entendu parlé d'un bar là, qui organise des speed dating ! je vais t'inscrire et c'est pas une blague cette fois. il y a vraiment un bar qui organise ça, mais tu ne te souviens plus de son nom et puis, tu sais pas si on a le droit d'inscrire d'autres gens. d'ailleurs, toi aussi tu devrais songer à t'y présenter, mais pas sûr qu'alban apprécierait. et puis, ce serait hyper gênant, imaginons que tu te retrouves en face de basile.

il n'y a que les cons qui ne changent pas d'avis. ce qui ferait de basile un.. con ? putain, le mot te reste en travers, t'as du mal à penser ça de ton frère. mais c'est vos parents, merde, un père, une mère, il n'y en a que deux, ça ne se remplace pas et l'horloge tourne, un jour, ils ne seront plus là. tu ne comprends pas, tu ne comprendras sûrement jamais, ce qui les déchire, ce qui peut bien causer autant de rancoeur entre eux. hypocrites ? c'est nos parents bas', ils t'aiment, ils peuvent pas faire autrement mais ses mots sont implacables, et sa tête est claquable. il ne changera vraiment pas d'avis. c'est qu'une bataille de perdue, mais pas la guerre, t'acceptes cette défaite mais tu sais que tu auras d'autres occasions de remettre le sujet sur le tapis. t'es pas du genre à lâcher l'affaire. alors tu laisses la conversation s'orienter vers le speed dating, c'est plus léger, l'ambiance se détend, jusqu'à ce qu'il la plombe. boum. c'est ton coeur qui tombe. t'en bégaies. al-alban ? j'suis pas sûre que ce soit son truc.. co-comment ça il n'a pas besoin de ça ? puis tu vois rouge, qu'est-ce qu'il sous-entend ? encore une confirmation de tes inquiétudes ? t'as pas besoin qu'il remue le couteau dans la plaie, encore, comme ça. si alban s'inscrit, alors toi aussi. pas moyen que tu manques ça, ta curiosité dépasse tout entendement, ta jalousie aussi. et t'espères que ça ne s'entend pas dans ta voix.

décidement, la relation de basile avec vos parents sera toujours compliqué. tu te fais une promesse à toi-même, la prochaine fois que t'iras les voir, tu leur en parleras. peut-être que s'ils faisaient le premier pas, allaient s'excuser, basile céderait ? parce qu'au fond, on peut pas vraiment être heureux sans ses parents à ses côtés. alors tu ne réponds pas, parce qu'il n'y a rien à répondre. parce que tu te sens triste, pour lui, pour eux, t'as le sentiment que c'est un peu du gâchis. et à force, tu ne sais même plus la source du conflit. et puis la situation change, elle tourne, complètement à ton désavantage. tu te ratatines sur ta chaise, te fait encore plus petite que tu ne l'es déjà. ça ne m'intéresse pas, je m'en fous de sa vie. tu croises les bras, en signe de défense, et t'affiches une moue boudeuse. à la fois, t'as envie de tout déballer, tout raconter, avoir l'avis de ton frère car tu sais qu'il pourrait influencer grandement la balance. mais d'un autre côté, tu sais très bien ce qu'il va te dire, et tu n'as pas du tout envie de l'entendre. tu sais que ça ne va pas être bon, alors quel est l'intérêt d'en parler ? il peut bien se taper qui il veut, ce n'est pas mon problème. t'essaies de le dire avec le plus d'assurance possible, comme si t'y croyais, mais tu ne peux pas empêcher ton regard de fuir et ton coeur de se fendre.

on dit qu'il n'y a que la vérité qui blesse. et à cet instant, tu peux le confirmer. tu t'es crâmée, toute seule, comme une grande, c'est risible, tu voudrais pouvoir rire de toi-même. c'est la faute à tes lèvres là, qui ne savent plus que prononcer son nom. c'est aussi ton cerveau là, qui ne pense plus qu'à lui, qui le ramène à tous les sujets, qui adore en parler. c'est vrai que t'en parles beaucoup, d'alban. et c'est faux, lorsque tu dis que tu t'en fous. au pire, qu'est-ce que ça peut bien te faire ? t'es trop agressive lou, c'est pas ton genre, mais ça te saoule que basile insiste, qu'il tente de percer ta carapace alors que ça fait un an qu'il t'a laissé derrière. il n'a pas son mot à dire sur tes fréquentations, il ne l'a jamais eu. en vérité, dès le moment où ton regard envers alban a changé, tu savais que basile viendrait mettre son grain de sel. tu savais qu'il ne serait pas ravi et que ce ne serait sûrement pas facile. alors, t'as tout fait pour retarder ce moment. en espèrant que votre relation avec alban lorsque basile reviendrait, soit heureuse et prête à être officialisé ou alors bien terminée. mais tu ne pensais pas que ce serait pire : un mélange des deux, et tu ne sais pas comment l'affronter. je ne te mens pas bas', alban fait bien ce qu'il veut, c'est ton pote, c'est toi qui le connait le mieux alors tu devrais le savoir tu conclues en haussant les épaules. mais son regard te juge. et t'aimerais aller te cacher dans un trou, pour ne pas avoir à subir cette fouille intime. c'est comme s'il entrait dans ta tête pour faire le tri dans tes émotions et deviner laquelle est la bonne, laquelle correspond. il fait ça si minutieusement, bien mieux que lorsqu'il nettoie sa chambre.

t'as du mal à te positionner, t'as des difficultés à voir où basile veut en venir. à la fois il te dit qu'il veut pas s'étaler sur alban, et à la fois il pose quand même pas mal de questions. comme s'il savait que la curiosité allait le mener au mauvais endroit. le syndrôme du pote du grand-frère ? genre j'serais en kiff sur lui ? t'es malade ou quoi ? et tu forces ton rire à venir. un peu trop fort, un peu trop longtemps. c'est chiant d'avoir un frère parfois, quelqu'un qui te connait aussi bien que s'il t'avait fait, quelqu'un qui t'a accompagné dans toutes les étapes de la vie. même en sachant que votre relation est privilégiée, fusionnelle, et que c'est loin d'être le cas pour tous les autres frères et soeurs, il n'empêche que là, c'est relou. tu détournes le sujet parce que, ouais, alban, il mérite pas toute cette attention. et toi alors ? t'as fait des rencontres un peu ? à l'étranger ? ton frère, tu le vois pas comme le gros dragueur de base, mais tu sais que s'il faut qu'il aille aborder, c'est pas le genre à se défiler.

plus basile parle, plus il t'enfonce. "vu le nombre de nanas qui tombent sous son charme", quelques petits mots innocents et ça y est, tu vois rouge. t'essaies de te calmer, de te raisonner. alban n'est pas là, ça sert à rien de criser là maintenant. puis quand t'entends basile raconter son aventure à l'étranger, ça te donne envie et tu te demandes si p'pa et m'man te laisseront un jour partir comme lui, ou s'il faudra leur passer sur le corps également. soudain ton téléphone sonne. et tu vois que c'est jonathan, un mec de ta coloc, qui a paumé ses clefs et qui panique. tu soupires. j'suis désolée bas' il va falloir que j'y aille pas le temps pour les explications, jojo c'est pas le genre de gars à attendre, avec tous ses tics et ses tocs il doit déjà être en train de s'mettre le cerveau à l'envers et t'aimerais pas être une des causes d'un burn out. tu l'embrasses sur la joue, et t'espères le revoir dans de meilleures conditions et avec des sujets de conversation plus agréables que ceux d'aujourd'hui. mais au fond, c'était important que vous passiez par là pour vous retrouver.